MARIE DE BROUWER
", c'est que les barmen sont classe, discrets, toujours aux petits soins, mais pas compatissants, dignes, même si on la perd très vite, sa dignité, les autres s'alcoolisent tout autour, c'était le temps, pas si lointain, où ça fumait dur dans les bars, comme dans les films de Sautet, les gars et les filles, ça fumait, et ça rigolait, ça parlait fort, ça brassait du vent, moi, tout seul sur mon tabouret, je m'élaborais des bitures scientifiques, bien dosées, minutées, parce que je savais que d'autres lieux m'attendaient, d'autres abreuvoirs, je me laissais aborder parfois, un pochtron ou une femme soûle, mais jamais très longtemps, je tirais vite le rideau, je n'avais pas envie de connivences, Marie est revenue après ces trois mois d'errance, elle m'a même avoué m'avoir vu couché dans la rue, les cheveux trempés, les yeux morts, je ne suis pas un homme de la tempérance,dès que je débouchais une bouteille, il fallait que je la termine, pareil pour les cartouches de cigarettes, les bières demi-litre qui ne restaient pas très longtemps au frais, dans les bras de Marie, j'oubliais toutes ces beuvrances, je ne m'en confessais pas, je gardais pour moi ces cauchemars de roulis, je n'aurais pas su lui faire partager ces visions, au petit matin, quand tous les rideaux des rades sont baissés, cette pierre dans le cœur, ce fiel de l'impuissance, cette rage de ne pouvoir jamais,"
c/Solamens/Marie de Brouwer/Roman/p.54